La sécurité, la sécurité, c'pas une raison pour fesser sur les pauvres
- Brice Dansereau-Olivier
- Feb 5, 2014
- 4 min read
Par Emmanuel Cree - 3 février, 10h55.
J’arrive à ma job, la gare de bus au coin Berri et Ontario. Pour une rare fois en avance. Les yeux vides, encore endormi, je fixe la neige brune qui crisse sous mes bottes, les mégots qui gisent sur le bitume. L’éternel retour…
À l’intérieur, y a pas un chat, pas un bruit.
Et pis soudain, des sirènes, des lumières qui flashent bleu et rouge, des flics qui accourent de partout, main proche du flingue. La panique s’organise. Je ressors. Des uniformes font un cercle autour d’un corps, tandis qu’un autre uniforme pratique un massage cardiaque.
Dix minutes plus tard, les rumeurs vont déjà bon train. Un tas d’extrapolations, de ouï-dire. « C’t’un délit de fuite qui a mal viré », que le monde chuchote, à tirer sur leurs cigarettes, grisé par la vue du sang, alors qu’à une vingtaine de pieds, un homme git sur le béton froid, terriblement immobile. Des cordons bloquent l’entrée des autocars. Des badauds lorgnent les gyrophares.
Vingt minutes plus tard, c’est confirmé : un itinérant, armé d’une santé mentale défaillante et d’un vieux marteau, a été atteint au haut du corps par balle. Encore.
Plus tard, les médias le confirmeront, le gars est mort. Encore, crisse…
Le Devoir, édition du 25 et 26 janvier.
Ça a fait la une du Devoir : des agressions isolées à caractère homophobe ont été perpétrées dans le Village. Des membres de la communauté ont été battus sauvagement. Ils ne sont pas les premiers. Le phénomène n’est pas nouveau. Mais là, on daigne en parler.
Qui et pourquoi, qu’on se demande, hein? Des brutes de passage, enivrées et désœuvrées? Des fachos qui veulent casser du « pédé »? Des junkies en manque? Sans suspect ou motif apparent, on se raccroche et se rassure à coup d’hypothèses.
Entre-temps, sur St-Catherine, bonjour l’ambiance. Le soir, on marche vite, vigilant. On ne s’attarde pas inutilement à la sortie des bars.
Cependant, l’article en question semble également (surtout) tenir lieu d’intro à un autre dossier, soit un portrait orienté du quartier, accompagné de témoignages divers.
Le Village
Et il n’y a pas que la faune festive du quartier qui se préoccupe de la situation. La chambre des commerces aussi s’inquiète, craint ce climat d’insécurité. Ils veulent être entendus. Et tant mieux s’ils se mobilisent pour dénoncer ces actes.
Par contre, les commerçants semblent hiérarchiser les sources d’ennui. Car s’ils condamnent ces récentes attaques, ils profitent également du prétexte pour se plaindre du voisinage. Une occasion pour eux de mentionner une population difficile avec laquelle cohabiter. Et surtout lorsqu’on fait d’la grosse business.
Cette population qui dérange, elle occupe les parcs du Village. Elle se réveille à l’occasion sur le pavé ou dans une ruelle, des fois au refuge. Elle est maganée, trouée, jugée. Elle souffre parfois de schizophrénie, de dépression, de bipolarité. Elle se médicamente au dépanneur d’en face, elle se gèle chez l’pusher du coin.
Cette population en mange d’la marde, pis du matin au soir.
On ne se le cachera pas, le Village a déjà eu meilleure mine. Pogné avec des gangs de rue, ravagé par la surabondance de narcotiques, plus les problématiques d’itinérance et de prostitution, le paysage urbain est attristant.
Eurêka ou pas eurêka?
Donc, voilà que les commerçants exigent que des actions soient prises, qu’un plan soit mis en branle pour « sécuriser » le quartier. Et par conséquent, de toutes les menaces qui gênent son frileux écosystème économique et touristique. Du coup, indirectement, on dessine un carcan bien vicieux, dans lequel nos concitoyens les plus marginalisés sont associés malgré eux à de lâches et violents homophobes.
La solution que proposent les gens d’affaires : une présence policière accrue dans les rues. Le fameux réflexe, toujours pragmatique. Des patrouilles qui sillonnent les rues et paf, mirac’, éradiquée la violence, disparus les BS qui culpabilisent les clients des bistrots et terrasses.
Sûr, on ne parle pas explicitement de nettoyage social, mais à mots couverts, en exigeant plus de flicaillons, on entame le vieux refrain : pas dans ma cour ».
Parce que les policiers, aussi bien intentionnés soient-ils (hum, z’est zela, oui…), n’ont ni la formation, ni les outils pour encadrer et offrir les services que nécessite une population aux mœurs et besoins si spécifiques. Sans compter que la relation entre ces deux groupes, si elle n’est pas irréconciliable, elle n’en demeure pas moins extrêmement tendue.
D’autant que le SPVM n’est pas connu pour ses méthodes douillettes, mais pour ses interventions musclées auprès des itinérants. Lorsque ce n’est pas la matraque, le pistolet ou les abus verbaux, on judiciarise à outrance. Des tickets en veux-tu, en voilà.
Maintenant, kossékonfa?
On se retrouve à ne forcer qu’un déplacement des couches de pauvreté. Au mieux, on brusque les cartes démographiques, sans toutefois atténuer ou apaiser les problématiques sociales inhérentes à notre société.
Rappelez-vous le Quartier des spectacles. Si, pour le plus grand bonheur des Hyatt Regency de ce monde, le coin est maintenant propre, aseptisé et libéré des désagréments visuels d’hier, ces derniers sont aujourd’hui dans les parcs et les ruelles du Village, à quêter aux portes des métros Berri et Beaudry. Et plus au Nord. Et plus à l’Est.
Après la bavure sur Berri, le maire Coderre dit à qui veut bien l’entendre que des mesures seront prises, que ça va changer, c’te bordel. Mais bon. Se contentera-t-il d’une banale étude? Est-ce une basse technique pour capitaliser sur un drame humain? Qui se fera donner une oreille attentive, les organismes communautaires, ou bedon les chambres de commerces, ces empathiques entités?
Une réflexion en profondeur s’impose. Et un enjeu si complexe ne mérite pas de solution si simple. Parce que la sécurité, la sécurité, c’pas une raison pour fesser sur les pauvres.
Crédit photo Kamil Porembinski
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