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La foire aux rêves

Par Emmanuel Cree - C’te journée-là, ça grouillait d’monde partout. Des zoufs pis des zouves, t’en voulais, t’en avais ! Pis pour cause, c’était la première belle fin d’semaine d’été. Y faisait gros-soleil-qui-brûle, chaud-qui-pue pis humide-les-aisselles-qui-coulent.

Su’l’Pléteau, Mort-Royal était en pleine vente trottoir. La frénésie du magasinage pis l’urgentissime besoin de dépenser les p’tits sous s’étaient emparés d’la ville.

Attention, c’était pas une de ces ventes déguisées en festival culture-pop. Neunon ! Une grosse foire ben commerciale pis qui s’assumait à part de ça. Deux kilomètres de têteux-ses qui brandissaient des prospectus pis d’vendeur-se-s qui promettaient du bonheur à rabais.

Plus d’la sécurité pis des hosties d’cadet-te-s pour refouler les pas propres (pas solvables, s’entend). Fallait permettre aux bonnes gens (solvables, s’entend) de profiter d’leur expérience d’achat sans culpabiliser.

Dans c’te tumulte de viande surexcitée se bousculaient des troupeaux d’banlieusard-e-s, d’hispters pis d’bourges-bohèmes. Un mélange de casquettes des Habs, de tatouages cheap pis d’chemises hippies qui s’dandinait l’fion, heureux d’enfin s’pavaner la joie d’vivre le modèle classe moyenne en public. Ça jouait d’la poussette comme d’auto-tamponneuses, avec en laisse des bibittes à mi-chemin entre le chien et le rat.

Tout c’monde-là, stressé pis crispé-cul-serré, avait un grand sourire qui shinait, plastifié dans face. Du beau bétail au poil lustré pis peigné à crédit. En trame sonore : des chauffards, des cyclistes pis des marcheurs, tous excédés, prêts à s’éviscérer. Un cocktail d’envies d’meurtres pognées dans un capharnaüm hystérique de klaxons pis d’engueulades. Des observateurs indigènes débarqueraient qu’ils s’croiraient à quelques minutes d’une séance généralisée d’anthropophagie.

« Les femmes pis les enfants d’abord ! »

Pis c’t’à ce moment-là, vers les quatorze heures, que débarqua notre bonhomme, sorti dont ne sait trop où, avec un p’tit tabouret pis un vieux mégaphone.

Même dans c’t’achalandage, ça détonait dans l’paysage, c’te créature-là. Rien d’étonnant donc à c’que les braves et honnêtes (c’est c’qu’on dit) gens aient figés à son passage.

Peut-être que c’était son odeur, un cocktail de sueur, d’bière cheap pis d’beaucoup trop d’nuits passées sous le smog sans étoile. Ça chatouillait les narines, sévère. Les vêtements aussi étaient particuliers. Tout blanc, en soie ou en lin, pis propre, immaculé.

Le reste d’la Bête ressemblait au stéréotype du bum : la barbe volumineuse, le pif garni d’vaisseaux sanguins éclatés, les ongles bruns-coquerelles, les chicots, les cheveux plein d’mottons.

Y s’planta au beau milieu du p’tit square à la station Mou-Royal. Juché sur son tabouret, sa posture avait d’quoi d’cocasse. Y s’tenait tout raide, avec le porte-voix devant la bouche, muet, les yeux sérieux, plongés dans l’horizon. À tel point qu’un cercle de curieux s’formait autour de lui. Les badauds s’attroupaient, ça piaillait :

« Qu’ossé qu’y fait, d’après toi ? C’est-tu un artiste de rue, comme les gars qui s’crissent d’la poudre argent pis qui bougent pus pendant des heures ? Enwoye babe, sors le kodak ! Check donc dans brochure, p’tête qu’ils en parlent…»

Depuis sa tribune improvisée, il dévisageait tout l’monde, un à une. Même les enfants y passaient. C’était intimidant, ça foutait l’malaise, ces deux billes noires qui vous scrutaient les tréfonds d’l’être. Une moue d’dédain s’devinait au travers de c’t’amas d’poils pis d’rides.

« Z’êtes tous de belles charognes, vous l’saviez, ça ? Z’êtes pas inconscients à c’point-là ? »

Il parlait d’une voix faussement calme. Si les mots semblaient prononcés sur un ton monocorde, ça sentait l’grognement sourd, la colère qui grondait, chez notre bonhomme. Tous et toutes demeuraient immobiles, à l’regarder bêtement.

« Alors, on est tous contents, repus, obèses de p’tits sandwiches fancy ? On s’trimballe les emplettes ? Gang d’hosties…Consommer, consommer, consommer, c’tout qui vous reste, hein ? L’confort pis l’indifférence, comme disait l’aut’ cave, c’t’en plein vous autres. Sauf qu’vous autres, z’êtes éduqués, scolarisés, lettrés, z’êtes pas à shop à pousser des palettes à longueur de s’maine, à faire une job aliénante pour un salaire de crève-la-faim. C’est pire ! »

Il s’racla la gorge et cracha un solide glaviot. Une masse de glaise qui s’colla au soulier d’une mémé, toute pouponnée, qui s’contenta d’essuyer le morfia négligemment.

« Vous avez pas c’t’excuse-là mes hosties. Neunon ! Z’êtes aisés dans vos finances, vous avez pas faim l’soir en vous couchant dans vos édredons. Connaissez juste la faim au travers des livres d’intellectuels gau-gauche que vous lisez, dans les docus complaisants qu’vous allez voir à l’Excentris, dans la piastre que vous donnez au bum de l’épicerie pour vous acheter d’la bonté d’âme. »

Son rythme s’accélérait, sa voix s’gonflait. Il gesticulait, postillonnait abondamment. Tellement que le premier rang baignait dans une bruine de salive.

Une femme avec des verres fumés opaques, des vêtements savamment troués et délavés, s’pencha à l’oreille d’une amie (sapée au goût du jour itou) : « Pas mal comme performance, j’aime bien le côté « trash », l’odeur, les guenilles. Pis avec la barbe pis le maquillage, on sent tellement l’aspect fait à la main. »

Notre bonhomme, lui, malgré les chuchotements, poursuivait sa diatribe. Il venait de descendre pis tournait en rond, frôlant les gens. Il leur pinçait les bras, leur enfonçait l’doigt dans la peau, les tripotait sans gêne tout en haussant l’ton.

« Parce que là, va falloir m’expliquer comment qu’vous faites autour d’une bouteille gros luxe, à manger des pâtés fins-fins-fins, pour discourir sur les iniquités pis la misère su’a Terre. C’est triste, c’est horrible, c’t’inhumain ! Ou aller au restaurant pis disséquer l’budget provincial, pis dire qu’c’est donc ben écœurant, qu’ça s’fait pas couper dans l’aide sociale, tout en claquant deux ou trois bruns sans broncher ! »

Il éternua dans sa main et utilisa l’chapeau d’un des enfants comme mouchoir, pour mieux lui remettre ensuite sur la noix.

« Pis ensuite, hostie d’crisse, vous vous scandalisez, vous chiez sur l’monde qui s’fâche pour de vrai, qui s’laisse pas piler d’sus. Avoir les privilèges, fine ! Tant mieux pour vous. Palabrer entre bourges sur les ignominies des riches pis des puissants, passe encore. Mais ne pas joindre l’action à la parole pis condamner les révoltés, y a ben des crisses de limites à l’hypocrisie ! »

À les voir si calmes, sans réaction, alors qu’il les insultait, les couvrait de crachats (littéralement), les harcelait, ça le rendait encore plus furieux. La face cramoisie, les yeux exorbités, il s’égosillait davantage, s’époumonait, vociférait.

Un monsieur en veston, avec un béret et une écharpe délicate, disait à sa voisine : « Franchement, trop de gestes, trop d’mouvements. Oui, c’est un choix artistique, mais ça se sent qu’il en met trop. Un « statement » de la sorte passerait beaucoup mieux une fois épuré de toutes ces simagrées. Et puis, le costume, franchement. Le personnage s’embrouille. Est-ce un illuminé, un quêteux ? »

Notre poilu, sa rage commençait à lui faire défaut. Elle cédait p’tit à p’tit la place au désespoir. Il ne semblait pas savoir où s’mettre, la panique le gagnait. Impossible d’insuffler d’la colère chez ces badauds, à croire que l’rôle d’éternel spectateur leur convenait…

« Ciboire ! Bande de limaces amorphes, réveillez-vous ! On s’moque de vous ! On s’joue de vous depuis que vous respirez. Vous étiez en couche-culotte qu’on planifiait déjà l’cambriolage de votre vie adulte. Servitude volontaire, oui…Ça pète de partout en ce bas monde, ça s’étripe, ça s’génocide entre travailleurs pis travailleuses, des générations qu’ça s’massacre, qu’ça s’viole sans trop savoir pourquoi…Ça s’égorge ici-bas, tandis qu’en haut, ça rigole et ça compte les profits… »

À ce moment, une p’tite dame siffla et des applaudissements nourris éclatèrent. Toutes et tous debout maintenant, l’encerclait. Ça scandait des « bravo » pis des « encore » !

Dépité pis essoufflé, notre bonhomme, les yeux mouillés d’larmes épaisses, amères, impuissantes, leva le bras en signe d’abandon et la clameur cessa. Même le bruit des chars, des passants, d’la foule autour, tout disparaissait. Lentement, il s’assit, mit de côté le mégaphone et sa voix s’réduisit à un murmure rauque.

« J’sais plus, j’l’ai jamais su p’t’être…Qu’est-ce qu’il vous faut pour vous l’ver l’cul ? Qu’on vous promette la fin du monde ? L’apocalypse ? L’effondrement et la perte du genre humain ? Ça arrivera pas d’sitôt, faites-vous pas d’espoir, bercez-vous pas d’illusions…C’t’un mythe…Une mauvaise farce. Faut-tu juste qu’on vous prive de vos p’tits privilèges ? Qu’on coupe vos téléphones ? Qu’on vous ôte le hockey, le cinéma à deux balles de l’autre, là, Dolan, c’te p’tit crisse de bou…»

« Bon, un autre qui chiale sur Xavier Dolan ! »

C’était un jeune homme qui venait d’parler. Il s’avança et vint s’tenir devant notre bonhomme.

« Qu’est-ce que vous avez contre le cinéaste, hein ? »

Un silence de mort s’installa, l’atmosphère devenant soudain lourde.

« Ben, rien, mais j’voulais juste dire que… »

« Pas foutu d’vivre de votre art et en vieux performeur raté qu’vous êtes, vous préférez chier sur un jeune d’à peine 25 ans à qui tout réussit, pathétique ! »

« Mais non, voyons ! J’voulais juste dire que… »

Notre bonhomme n’eut pas l’temps d’finir sa phrase que le jeune homme lui foutait une vigoureuse baffe sur la gueule. Il tomba de sa chaise, tenta de s’relever, mais une femme se dressa au-dessus d’lui.

« Ça pue la jalousie votre cirque ! Vos discours, votre maudite logorrhée, ça suinte la mauvaise foi ! »

« Mais j’vous jure que je ne… »

À nouveau, avant qu’il puisse s’défendre, une tierce personne lui balançait un coup d’pied au pied. Et là, c’est toute son audience qui se précipita, le rouant de gifles et de poing. Il se faisait mordre par des caniches, cogner par des boites de souliers neufs tout juste achetés chez Aldo, on lui versait du café Starbuck brûlant sur la figure.

On lui sacra une hostie d’volée. Un calvaire qui dura plusieurs minutes, jusqu’à c’que, satisfaite pis apaisée, la meute s’dispersa, le laissant à baigner dans son urine, son sang et ses râlements agonisants. Les gens retournèrent ainsi vaquer à leurs achats, ragaillardis par l’exercice.

Cette journée-là, la Chambre des commerces du Plateau enregistra des ventes record tout le long d’l’Avenue Morne-Royal. Tout particulièrement la Boite Noire.

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